La Communauté Hawaïenne de Salt Spring
Par Tom Koppel

© Tom Koppel 2005

C'était en 1994. Herk Roland, un homme bien bâti, les traits de son visage montrant des caractères hawaïens, faisant usage de sa musculature, déposa un tronc dans le feu allumé sur la plage au dessus duquel un cochon entier tournait sur une broche. Non loin de là, de la vapeur s'échappait de l' "imu", la fosse traditionnelle dans laquelle avait mis à cuire des palourdes, des moules et des huîtres en couches intercalées avec des algues et de la toile de sac . Plus haut derrière la plage, trois cents personnes, beaucoup portant des tenues polynésiennes colorées, s'étaient installées pour passer un bon moment à l'occasion du "luau".

Cathy Roland, portant des guirlandes de fleurs dans les cheveux, distrayait ses invités en attendant le commencement du festin. passant avec facilité de l' hawaïen à l' anglais, elle fredonnait une complainte d'amoureux des Mers du Sud . "E ku'u morning dew, alia mai, alia mai" disait la chanson, "A toi seule, je dis, attends moi, attends moi". Trois de ses soeurs, parées de "leis" et de "muumuus", se joignirent à elle en choeur. Son frère Dave Roland et quelques-uns de ses amis l'accompagnaient avec basse, guitare et batterie. Tout comme ses soeurs, Dave arborait de longs cheveux noirs et un aspect hawaïen caractéristique.

Mais cela ne se passait pas à Hawaï. Nous étions sur l'Ile de Salt Spring, un lieu où la famille Roland et leurs ancêtres ont organisé des "luau" depuis plus d'un siècle.

Les Roland sont les descendants de William Naukana, un parmi environ 500 hommes Hawaïens qui vinrent sur la Côte Nord-Ouest au 19ème siècle travailler sous contrat comme ouvrier dans le commerce des fourrures. Entre1820 et 1850 la très britannique Compagnie de la Baie d'Hudson (HBC) établit une douzaine de comptoirs fortifiés, ainsi que des fermes de bonne taille, de l'Oregon à l'Alaska, incluant ce qui est de nos jours le littoral de la Colombie Britannique. Les Kanakas étaient employés dans tous ces avant-postes ainsi que sur les navires de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Par la suite, ils représentèrent de 30% à 60% des effectifs de main d'oeuvre dans la plupart de ces installations isolées. Dans l'établissements le plus important, Fort Vancouver sur le fleuve Columbia (aujourd'hui Vancouver, Washington), ils vivaient à l'extérieur de la palissade dans le "Village Kanaka" où ils avaient leur propre ministre du culte, école et église.

Un grand nombre de ces jeunes hommes aventureux épousèrent des femmes parmi les Indiens autochtones (Premières Nations), et firent souche dans la région. Ils se désignaient eux-mêmes Kanakas, le terme hawaïen pour "êtres humains". Une série de ruées vers l'or (commençant en Californie en 1848 et sur le fleuve Fraser en Colombie Britannique en 1858) provoqua l'arrivée massive de mineurs en majorité américains et européens. Ce fut la fin du monopole du commerce des fourrures pour la Compagnie de la Baie d'Hudson et eut pour résultat la privatisation à grande échelle des terres dans le Nord-Ouest. Les Kanakas, qui vivaient et travaillaient déjà dans la région, étaient bien placés pour préempter des terres dans des emplacements intéressants. Ils constituèrent bientôt leurs propres petites colonies: sur le fleuve Fraser (aujourd'hui Maple Ridge), à la fois dans le centre-ville de Vancouver et près des scieries de North Vancouver, dans le centre de Victoria, et sur l'île de Salt Spring, qui fut l'un des premiers lieux où la terre fut rendue accessible à la colonisation.

A la fin des années 1870 environ une douzaine de familles de la première génération (constituées d'un mari né à Hawaï et d'une femme Indienne autochtone) avaient préempté des terres à l'extrémité Sud de Salt Spring (Isabella Point et Beaver Point) et sur trois îles plus petites des environs: Portland, Russell et Coal. Comme c'était le cas dans la plupart des familles de la Frontière, les enfants étaient nombreux, et ils avaient tendance à se marier avec d'autres enfants issus de familles à moitié hawaïennes et à fonder à leur tour leur propre famille nombreuse. De ce fait, à la fin des années1890, on dénombrait environ deux douzaines de foyers Kanaka (ou à moitié hawaïens), y compris un petit nombre dans certaines autres Iles-Gulf voisines. Certains de leurs noms de famille concervaient une consonnance hawaïenne, d'autres avaient été soit anglicisés, soit des noms non hawaïens étaient apparus par le mariage d'une femme demi-hawaïenne avec un homme d'origine anglo-américaine ou européenne.

Parmi les noms de famille de ces individus et de ces familles Kanaka, par la naissance ou par le mariage, on trouvait: Naukana, Palua, Nuana (ou Nawana), Tahouney, Mahoi (ou Mahoy), Kamai, Kane (ou Carney), Lumley, Shepard, Kahana-Nui, Parker, Haumea, Peavine-Kahou, Tamaree (ou Komaree), Douglas, Fisher, Roland, King, Purser, Harris et Pappenberger.

Quelques uns parmi les hommes, tels William Haumea, William Naukana et John Palua, étaient principalement des cultivateurs d'arbres fruitiers ou des fermiers de subsistance, mais ils travaillaient pour la plupart comme pêcheurs, bûcherons, baleiniers, marins sur les vapeurs de la côte ou bien comme membres d'équipage dans les importantes pêcheries de phoques basées à Victoria et qui s'étendaient jusqu'à la Mer de Béring. Plusieurs jeunes hommes Kanaka de Salt Spring périrent en 1903 lors du naufrage de leur navire parti pour la chasse aux phoques. Les femmes travaillaient principalement à élever leurs enfants, elles s'occupaient aussi de la maison et entretenaient le jardin potager. Elles remplissaient les lampes à pétrole, regarnissaient la cuisinière à bois, préparaient les repas, elles faisaient bouillir le linge et les couches des bébés dans d'énormes lessiveuses et le lavaient à la brosse sur la planche à laver. Les enfants Kanaka constituaient la moitié ou plus des effectifs dans chacune des deux écoles à classe unique de Isabella Point et de Beaver Point, au début des années 1900. Certains d'entre eux devaient aller tous les jours à la rame jusqu'à leur école sur Salt Spring, depuis les îles de Russell et Portland. Les familles Kanaka organisaient régulièrement des festins "luau", habituellement pendant l'hiver.

Etant donné que les femmes indiennes Autochtones des hommes hawaïens de la première génération n'avaient jamais appris la langue hawaïenne, celle-ci s'éteignit sur Salt Spring.

Jusqu'au milieu du vingtième siècle, les génération suivantes d'enfants demi-hawaïens furent scolarisés et se marièrent dans la masse de la société et furent assimilés. (Un descendant Kanaka des familles Mahoi et Douglas, Mel Couvelier, exerça la charge de Ministre des Finances de la Province de Colombie Britannique). Le patrimoine hawaïen de Salt Spring fut en grande partie passé sous silence. Quelques familles, cependant gardèrent vivante la flamme Kanaka. Les Roland écoutaient de la musique hawaïenne à la radio et organisaient des "luau" sur la plage à Fulford Harbour. Jackie Hembruff, apparentée aux familles Nawana, Tahouney, et Lumley, ouvrit un restaurant à Ganges appelé "Kanaka Place" et présentait sur ses menus un bref aperçu de l'histoire de la communauté hawaïenne locale.

Puis, au début des années 1970, un journal d'Honolulu "découvrit" les hawaïens du Canada, et invita plusieurs membres de la famille Roland à participer à une visite tous-frais-payés de Hawaï au cours de laquelle ils prirent contact avec des parents éloignés. D'autres familles Kanaka de Salt Spring firent bientôt des voyages similaires, et certains de leurs enfants manifestèrent de l'intérêt pour la musique hawaïenne et la danse "hula".

Quand arrivèrent les années 1990, de nombreuses familles d'origine Kanaka de Colombie Britannique et de l'Etat voisin de Washington, avaient renoué des liens mutuels de telle sorte qu'ils organisèrent une série de réunions annuelles appelées "Hawaiian Connection". La première eut lieu en1993 dans un parc situé juste à l'extérieur de la palissade de Fort Langley, l'un des principaux avant-postes de la Compagnie de la Baie d'Hudson en Colombie Britannique. La deuxième eut lieu en 1994 à Drummond Park , Fulford Harbour, et ressembla davantage à un authentique "luau". Des danseurs appartenant aux Premières Nations de la vallée de Cowichan et à la Tribu Lummi de l'Etat de Washington Washington State étaient présents et participèrent au spectacle. Des plaques apparurent bientôt dans quelques lieux ayant des liens avec l'histoire des Kanaka, sur Salt Spring et quelques îles voisines . Des livres furent écrits. Les descendants des hawaïens furent interviewés à la radio et à la télévision. Il n'y avait alors plus aucun danger que l'on oublie les liens de Salt Spring avec les Iles Hawaï.